Extraits
La Tentation de l'Exil
Un récit autobiographique illustré de 60 photos.
Dimanche 13 juillet 2008, je reprends ces textes commencés dans les Combrailles, élaborés à la jonction de deux espaces, de deux vies, de deux cycles. Le soleil confirme la beauté de l'été, la chaleur ralentit les gestes, les cerne de précision. Face à l'immense jardin de Montret, au sud de la Saône et Loire, installé sur la terrasse, je regarde l'ombre de ma main courir sur le papier. A ma gauche, un poirier au tronc noueux ombre avec délicatesse la pelouse irrégulière, laissant apparaître des tâches rondes et lumineuses. J'écris, je décris, j'observe, j'imagine une sieste sous l'ombre du poirier, le mystère du sommeil dans une chaise longue rayée, comme une fleur qui s'épanouirait au-dessus de l'abîme, entre l'amour et la mort figurée, quelques rêves, derrière le sourire. A ma droite, un pêcher chargé de fruits, qui mûriront pendant l'été, caresse le ciel. Je regarde ces pêches en formation, les feuilles effilées d'un vert banal et sans brillance.
Je ferme les yeux, le mois de juin 1973 touche à sa fin, j'ai dix ans, nous partons en vacances demain, ma mère termine les valises, mon père lave la R16 bleue ciel, je sais que dans un mois nous rentrerons, que l'herbe sera haute, qu'au fond du jardin, les pêches seront mûres. C'est toujours le premier geste, la première action en rentrant de vacances, courir dans le jardin, savourer sur l'arbre les fruits doux et sucrés. Je suis heureux de rentrer, riant lorsqu'un masque de mélancolie maquille le visage de mes frères. Avec ma belle ingratitude, je juge ces voyages inutiles, même si je ramène de beaux souvenirs de la côte bretonne. L'enfance ignore tout des forces qu'elle puise et qui épuisent ceux qui l'entourent, ce tourbillon de cris et de rires. Les adultes s'inscrivent dans d'autres réalités, un travail, une position sociale, presque une posture. Plus tard, beaucoup plus tard, l'adulte délaisse ce masque quotidien, pour enfin entreprendre ce lent retour de l'âme, en ces terres intimes, la vie telle qu'en elle-même aux portes de la contemplation, éclaboussé de rires, mouillé de larmes, émerveillé enfin par la majesté de l'instant, attentif à la grâce du monde.
Des Ombres Lumineuses
Un roman autobiographique, illustré par 63 dessins.
Certains soirs, la solitude m'apparait plus proche de la réalité. Insondables, mes rêveries me racontent alors l'histoire d'un voyage sans fin, mon voyage peut-être. Presque mécaniquement, j'aligne des mots intimes, autobiographiques, le temps de revisiter mon passé, murmure cyclothymique aux frontières du réel. Le temps sublime, adoucit, l'histoire se désagrège puis reprend forme.
Une vie, une femme, une promesse, une création, une peinture, une maison, une émotion, tout ce qui m'intéresse est féminin. Le soleil inonde la maison, le printemps frissonne de bonheur, dehors, les passants s'arrêtent, discutent, la vie d'un village d'Auvergne.
Je continue d'écrire, de peindre, pensant à ces journées passées à poser des couleurs, des mots pour oublier l'éphémère. Où est la cohérence dans cette succession d'actes et de choix que forme l'exitence ? Qui pré-trace le chemin ? Faut-il croire au destin ? Les années passent, on réitère des gestes, les situations se succèdent et se ressemblent, on n'apprend pas grand-chose, sinon à maîtriser une action et à rester léger dans la gravité.
Je peins, j'écris pour oublier que je m'ennuie. Les mots, les couleurs étalées possèdent cette distance, ce dédoublement et la délicieuse impression de vivre deux fois. Paradoxe illusoire que ce sentiment, puisque je passe la moitié de ma vie à l'écrire, fixer, pérennisant des images.
15 février 1987, ciel cendré, foule compacte, départs, retrouvailles, cris, regards perdus, j'observe de tous côtés. Personne ne m'attend. Dans ce concentré de société, mon regard s'arrête sur une femme, en bas du Train Bleu, mythique brasserie parisienne.
Paris, cinq lettres magiques auréolées d'espoirs. Je pense à Van Gogh, Lautrec, Modigliani, Picasso. Tous ont traversé cette gare il y a longtemps, foulé ce macadam. La femme se retourne sous l'insistance de mon regard ou simplement pour regarder le grand panneau d'affichage. Madone mélancolique, apparition dans la nuit de l'hiver. Le regard noir comme sa chevelure, Italienne peut-être. Comment décrire ce trouble ? Elle me fixe, esquisse un sourire. Bouleversé, baissant la tête, je la frôle, disparais dans la foule. Un geste, un parfum, l'ombre d'un cil sur une peau trop blanche, une image pour toujours.
Près de vingt ans plus tard, dans cette même gare, ce visage ressurgit, sensation précise, aux frontières de la douleur. Je ne sais rien d'elle, juste ce regard, mais c'est déjà beaucoup. Au commencement de l'histoire, j'écris sans savoir, spectateur, je regarde ma main glisser sur le papier. Les phrases s'organisent, les mots tombent en taches, sombrent sur la virginité des feuilles, s'accrochent au quadrillage, se raturent, se rassurent, s'alignent et l'image apparaît. Les visages d'abord flous se précisent et ma mémoire voyage, s'accroche au réel, cherche, réinvente les contours. La mémoire en désordre ouvre des portes, en ferme d'autres. Elle a vieilli, la neige s'accroche à mes tempes, c'est elle, j'en suis sûr. Forcément, elle ne me reconnaît pas, je ne lui avait même pas adressé la parole. Il était trop tôt, ma vie n'avait pas assez d'épaisseur, qu'aurais-je pu raconter en dehors de mes rêves, cette existence immatérielle ? Nos regards se croisent, j'insiste un peu, pas trop, elle est toujours aussi belle, son visage m'a hanté longtemps. Il était trop tôt, est-il trop tard ? Elle se noit dans la foule, se retourne, a-t-elle compris ?
Le soleil caresse la neige, il fait froid, l'air est vif, envie de marcher, envie d'écrire, de savoir la suite, il faut toujours choisir ou attendre, je n'ai jamais su, comme je n'ai jamais su où elle allait, ce 15 février 1987.
Ce jour-là, au second plan, une publicité accrochée au kiosque à journaux, place Bellecour et Fourvière au fond, Lyon, ma ville. Quatre heures que je suis parti, mais déjà la mélancolie s'installe, une photo et l'exil apparaît. Je sors de la gare, mon plan de métro froissé dans la main droite.
Le métro, je ne l'ai pris qu'une seule fois, le 13 avril 1981, j'avais dix-huit ans, j'allais, le coeur léger, jusqu'à sa bouche, noyé d'ivresse, accroché à son regard. Elle s'appelait Marina. Paris, l'amour, les découvertes se superposaient comme dans un film de Lelouch. Elle avait vingt-quatre ans. Je me souviens d'une lumière ocre, du désordre maîtrisé de son appartement. Je me souviens des draps froissés, de son corps sensuel, de sa poitrine lourde, de ses hanches de femme, rassurantes. Je me souviens de sa bouche, comme d'un fruit provoquant. Je me souviens de nos éclats de rire dans les escalators de Beaubourg. Paris s'étirait, immense et floue à travers les tuyaux de verre. Matisse, Miro s'accrochaient aux cimaises, sous nos regards émerveillés. Je me souviens de l'odeur acide du métro, de la foule compressée, lorsque claquaient les portes après le dernier bip. Je me souviens de son regard noisette sous le soleil d'avril.
Brutalement, le film s'interrompt, une main épaisse s'abat sur mon épaule. Un clochard me demande une pièce. Fouillant au fond de mes poches, je lui tends dix francs. Tête baissée, rapide, il prend et part.
Enfin la Bastille s'offre à moi. D'un regard avide, j'embrasse la place mythique, témoin de fêtes et de révolutions. Les boîtes latino et les pubs ont envahi le faubourg Saint-Antoine, chassant les fantômes de la révolution. Les saisons passent, la révolte fait place au commerce. Je marche vite, instinctivement calque mon pas sur le rythme de Paris. Je pense au Masque de Fer, au Marquis de Sade, à Fouquet, emprisonné ici, coupable d'être plus riche que le Roi. Lorsqu'elle fut rasée, cette prison n'était plus utilisée depuis longtemps. Louis XVI avait envisagé de la démolir pour aérer le quartier. La population ne s'empara que d'un symbole. On ne s'empare jamais de grand-chose, nos gloires se réinventent avec l'histoire. Les pierres servirent à terminer le pont de la Concorde.
Jeudi 3 mars 2005. Dix-huit années se sont écoulées. J'alterne galeries privées et galeries municipales, petites et grandes villes. Pour la seconde fois, ma tournée m'emmène au Creusot. Il y a trois ans, le soleil brillait sur le parc de la Verrerie. Si la neige, le froid ne modifiaient pas le décor, j'aurais l'étrange sensation de ne pas avoir bougé de ma chaise. La précision des souvenirs me trouble, le temps s'arrête et je retrouve les mêmes gestes, les mêmes réflexes, m'appropriant l'espace. Mes cheveux ont blanchi, je pensais échapper à l'habitude, alors qu'elle me rattrape toujours. Répétition de mots, d'attitudes. La chapelle du château circulaire permet une lecture intéressante des oeuvres. Je retrouve des visages familiers, des regards, des expressions, de nouveaux sourires.
La neige tourbillonne légère, lentement et comme au ralenti pose un manteau vaporeux, immaculé, qu'aucune empreinte ne vient souiller. J'écoute le Magnificat de Bach, la nuit tombe sur le Creusot. Entre deux visites, j'apprends l'immobilité et la contemplation.
Dimanche. Le vent a chassé les nuages, le soleil éclate sur la neige. Je retrouve mon énergie, ma force de conviction, puisque vendre est aussi mon métier. Une femme très belle tient par la main une fillette de six ans. Sa fille la suit du regard, attentive et timide. La complicité qui les unit semble palpable. Après deux tours d'expo, elle repartira avec mon journal. Elle s'appelle Marie. Je les regarde s'éloigner. La mère et la fille construisent un paysage sans le savoir, emplissant l'espace d'émotion.
Les années passent, toujours pas d'enfant. Porté par la valse des projets, le tourbillon des rencontres, j'ai oublié de vivre ma vie, au profit d'une autre aventure. Je me demande alors si ma passion, à qui je dois mes plus belles rencontres, ne m'aurait paradoxalement pas éloigné d'un bonheur paisible. J'ai vécu mille vies, pourtant, certains soirs, l'impression de n'avoir pas encore commencé à vivre me frôle, comme si je travaillais avec acharnement sur un décor pour un film à venir qui ne verrait pas le jour.
Lundi. De ma chambre d'hôtel, je vois le château et l'église. Le clocher se découpe dans la nuit opaque où dansent encore les flocons d'un hiver capricieux qui repousserait le printemps. Les cloches de bronze ont exactement le même son que celles de Villebois. Il est vingt-deux heures, troublé, je ferme les yeux, dix coups résonnent dans l'obscurité. J'oublie la place Schneidre, l'hôtel de la Belle Epoque, la chambre mandarine.
Le tintement grave et rassurant me transporte à Villebois, dix ans plus tôt. J'ai trente-deux ans, je descends joyeusement le grand escalier de pierre. Légère, ma main glisse sur la rampe en fer forgé noire. Je claque la lourde porte blanche, m'engouffre dans la ruelle. Mes yeux courent sur les murs ocres et gris que caresse le soleil. Juin se parfum d'acacia, le ciel est bleu, je marche d'un pas rapide, ma chienne Guapa me devance de quelques mètres. Le buis en fleur borde les chemins, derrière le muret de pierre. Délicatement, le mauve des lilas se détache de l'azur, comme une toile de Monet. Délivré de toute angoisse, je marche insouciant, comme on danserait un samedi soir. Deux heures plus tard, précédé de ma chienne, je rentre à la maison. Une émouvante m'attend sous le porche. Nous prenons le thé, installé sur le canapé blanc, laissant flotter au loin nos regards, par-delà cette succession de toits, derrière cette ruelle qui me rappelle l'Italie. Des parfums me revienneent, des éclats de rire, l'insouciance de la jeunesse.
D'autres images télescopent cette scène. Etait-ce le même jour, le lendemain ? Il faisait encore beau, à l'est de Lyon, à trois kilomètres de Villebois, la Vallée Bleue. Vingt-et-une heures, nous dînons face au lac. Le soir se couche et les montagnes s'habillent de rose. Je fixe mon village au loin, sur l'autre rive. L'instant est apaisé, le bonheur possible ne se nomme jamais, c'est plus tard que l'on sait. Un voile d'émotion mouille mon regard, les cloches cessent de sonner, je rouvre les yeux. Le bleu du ciel a disparu, imperturbable, l'église du Creusot ombre la nuit d'hiver. Dix années ont passé, trop vite.
1987. Je marche, cours, dopé par une énergie nouvelle. Je sais à cet instant qu'à Paris, tout est possible. Rue de Lappe, je fredonne les chansons de Francis Lemarque, place des Vosges, je pense à Annie Girardeau, à Edern Hallier.
Ici, tout est palpable, la providence peut sourire à chaque coin de rue. Plus loin, des artistes célèbres affichés dans la vitrine du restaurant Goldenberg, des expressions maîtrisées, entre frime et l'émotion, des visages que j'aimerais peindre. En peinture, comme dans toute autre forme d'art, c'est toujours pour moi le ressenti qui prime. Lorsque je regarde, lorsque j'écoute, ce sont toujours des émotions que je viens chercher, sans même le savoir. L'époque est submergée d'images, toute civilisation doit être capable de synthétiser. Religieuses ou primitives, les sociétés ne tiennent que par les images. Les artistes sont alors le baromètre naturel à travers leur intégration, précisant la bonne ou la mauvaise santé de ces dites-sociétés. Je pense à la place dérisoire de la peinture, à ces images que je produirai et qui, peut-être par la grâce du succès, trouveront leur place dans ce désordre, cet ordre différent où circule la vie. Jouer avec des couleurs, des histoires, là s'arrête mon ambition, traduire des émotions perçues, croisées dans ce caléidoscope coloré.
Combien de temps ai-je regardé cette vitrine, détaillé le profil de César, la silhouette de Roger Hanin, le regard de Duras ? L'envie de peindre me submerge. Je vois dans cette énergie mal maîtrisée l'idée que je dois échapper mécaniquement à la solitude par l'action concentrée. Le regard de Duras en monochrome observe les visiteurs, une photo jaunie, toute l'énergie de l'écriture dans cet oeil concentré, précis, scrutateur.
A cet instant, je ne sais pas que, plus tard, je réaliserai son portrait pour un journal parisien, que j'irai chez elle avec Christine Chanel qui l'interviewera pour un magazine dont je ferai la une avec César. Duras nous expliqua comment tout raisonner, tout construire par la dialectique. Pourquoi préserver le mode autobiographique jusqu'à l'impudeur, ce retournement du dialogue, cette origine où se situe même l'objet de la motivation d'écrire. Ce sont les mêmes peurs, les mêmes motivations, le même désir d'échapper à la folie par le biais de l'écriture. C'était un jour de janvier 1994, à Paris, 5 rue Saint-Benoît, troisième étage à gauche dans un immeuble ancien qui vit passer de prestigieux invités.
( ... )
Elle nous confia chercher, par l'explication, les causes et leurs conséquences par le savoir et l'intime, pour atteindre l'émotion à la source, au coeur de l'humain. Fasciné, j'écoutais, j'enregistrais tout, j'apprenais. Duras, loin de toute parole explicative se renvoyait à elle-même, inévitablement autarcique, je crois, ce qui faisait sa force et son génie. Avant de repartir, dans l'encadrement de la porte, son visage s'éclaira d'un beau sourire, aux portes de la mélancolie, mais le regard, ce regard restait précis, presque inquisieur, lumineux de savoir, comme sur cette photo que je regardais avec curiosité sept ans plus tôt dans la prestigieuse vitrine de Goldenberg. Avant de refermer la porte, elle lança cette phrase tout doucement, comme murmurée à elle-même :
- Il faut écrire sur l'origine du désir d'écrire, cela me semble fondamental, l'origine...
La porte se referma comme une énigme, entre l'éblouissement d'avoir passé plusieurs heures avec un des plus grands écrivains du XXème siècle, et la frustration de ne pas poursuivre cette conversation. Un sentiment de privilège s'accrocha par un sourire presque satisfait à la commissure de nos lèvres. Dîner chez Duras, converser librement avec elle, privilège, un mot qu'elle n'aurait pas aimé, politiquement incorrect chez elle, mais quelle chance pourtant.
Vendredi 19 mars 2004. Je termine la lecture du Vice-Consul de Duras, ici, en exposition à Château-Thierry, un livre complexe qui se développe en parallèle sur deux plans. Deux histoires dans un livre qui n'ont de commun que la géographie des évènements, comme nos vies que l'on revisite, en rêve ou sur le papier qui, elles aussi, se développent en parallèle dans le temps et l'espace. J'avais deux ans lorsque Duras a écrit ce livre. Trente-neuf ans plus tard, je découvre ce texte troublant, au hasard de mes tournées, comme d'autres livres, quand, entre deux visites, la solitude me pousse à lire. Ce matin, les forains libèrent la place de l'hôtel de ville. Derrière le ballet de camionnettes chargées de cagettes, indifférente à l'agitation, s'érige la mairie. A sa droite, le théâtre Jean Cocteau accolé au cinéma. A gauche, l'école de musique a trouvé refuge dans un bâtiment rétro aux huisseries bleu ciel qui, sûrement, participent à l'atmosphère décalée du lieu.
Le ciel sombre écrase la ville que les remparts enserrent, une étrange tristesse s'en dégage. Les paysages me semblent familiers, pourtant, je n'y suis jamais venu. De Château-Thierry, je sais peu de choses, sinon que la ville, située au sud de la Picardie, fut le berceau de Jean de la Fontaine. C'est ici qu'il étudia, puis écrivit ses célèbres fables qui ont, depuis, fait le tour du monde. En parcourant ces vieilles ruelles chargées d'histoire, je pense à ce destin hors du commun, à son imaginaire qui, par la magie du livre et du succès, sculpta notre enfance à tous. Toute création découle d'une atmosphère, toute oeuvre n'est souvent que le prolongement formulé d'une enfance. En fréquentant les lieux de ses premières années, j'ai l'impression de comprendre plus intimement ses textes.
J'expose Porte Saint Pierre, bâtiment historique que franchit Jeannne d'Arc et Charles VII de retour du sacre, un matin de 1429, après avoir chassé les Bourguignons de la ville. La salle, belle et lumineuse, domine la citée. Le trouble de mon arrivée ne m'a pas quitté, chaque coin de rue semble prêt à me dévoiler les bribes d'un passé oublié. Ici, je me suis senti plongé dans une certaine tristesse, sentiment habituellement fugitif chez moi, très vite balayé par l'énergie et la valse des projets.
Dix-huit heures. Je dépose mes bagages à l'hôtel, je vais vivre ici dix jours, m'inscrire dans un quotidien, croiser d'autres regards.
Dimanche, le soleil, la pluie, le soleil, la grêle. Par les fenêtres, j'aperçois la ville, succession de toits rouges et gris, jardins protégés par d'épais murs de pierres. Quelques passantes se risquent entre deux averses dans les ruelles étroites. Par-delà les ruines du château, des collines plantées de vignes. Aux pieds des ramparts fleurissent jonquilles et pâquerettes. Plus loin, pêchers et pommiers s'habillent de couleurs tendres. Le printemps est bien là, la province paisible aux portes de Paris.
Un couple passe. D'en haut, je les regarde marcher, face au vent, face à personne. D'un même pas, ils avancent en silence, sans se toucher, sans se regarder. Elle doit avoir trente ans, ses beaux cheveux clairs méchés de blond s'envolent au vent, un sac noir accroché au dos, démarche adolescente. Lui semble plus classique, veste moutarde, gâteau à la main, sûrement acheté chez le meilleur pâtissier de la ville. Il est quatorze heures, pour le déjeuner, ils sont en retard, pour le café, presque en avance. J'en déduis qu'ils doivent bien connaître le couple qui les invite. Mais si ce n'est pas un couple, seulement sa mère, ou son meilleur ami, divorcé, libertin, peut-être l'amant de madame. Je les regarde s'éloigner en imaginant la suite du film. Entre eux, le silence est palpable, succédant, précédant une dispute. Ils ne sont plus qu'un petit point, ils disparaîtront au prochain virage sans savoir que je les ai regardés, imaginés, que je parlerai d'eux dans ce livre qu'ils ne liront jamais.
Je pourrais passer ma vie à rêver celle des autres, observer, dessiner, écrire, témoigner d'une réalité tronquée, juste pour me souvenir que j'étais là à cet instant, vivant, et que j'ai vu passer la vie. Spectateur, acteur, où sont les limites du mouvement lorsque le témoignage se drape d'illusoire et de solitude. La pluie perle contre les carreaux, la rue du château est de nouveau déserte.
Jeudi. Déjeuner avec Pascal Pioppi, brillant journaliste du Journal de la Marne qui, en mai 2000, me consacrait la une de son journal avec une interview fleuve d'une page. Il m'a depuis écrit plusieurs articles pour mes différents livres. Il vient donc de me consacrer un nouvel article à propose de mon dernier-né, Couleurs d'Eté, annonçant également l'expo de Château-Thierry. Sa fidélité me touche. Pioppi est un être sensible et cultivé. Au restaurant, nous avons longuement parlé de sa vie, des femmes et des artistes qu'il a croisés. La première interview qu'il m'avait consacrée est sortie dans un livre, au milieu d'une centaine d'artistes, Gilbert Bécaud, Aznavour, Reggiani, Moustaki, Aufray... Dans le cahier central de photos, je voisine entre Laurent Gerra et Nilda Fernandez, mon entretien succède à celui de Bouvard. Paroles de Stars, édité chez Cheminement, le permier livre que je n'ai pas écrit, dans lequel j'apparais en très bonne compagnie, une petite reconnaissance, qui forcément me touche.
J'ai, l'année passée, sillonné le pays, de Châlons en Champagne à Langres, en passant par Mâcon, Epinal, Périgueux, Châtellerault, Ussel, Pontarlier, Cognac, Avallon, une vingtaine de villes, tour de France annuel. Cette expression me ramène toujours à l'enfance, la célèbre course cycliste de l'été. Le soleil envahissait le jardin et l'herbe jaunissait déjà quand, avec mes frères, derrière les murs épais de la maison, volets tirés, nous suivions chaque étape par la lucarne neigeuse de la télé noir et blanc. Quand il faisait trop chaud dans le jardin, mon père nous arrosait avec ce tuyau en plastique vert translucide, qui servait à irriguer le potager lorsque la nuit tombait. On criait, riait, courait en maillot de bain sous le soleil brûlant, avant de rentrer au salon pour l'étape suivante. J'étais fan de Bernard Hinault, Patrick soutenait Eddy Merckx, alors que Christophe restait fidèle à Poulidor. Quelques années plus tard, au hasard de mes tournées, j'ai découvert près de Limoges, jouxtant un vieux magasin de laine, un petit musée Raymond Poulidor, désuet. On trouvait quelques articles jaunis et de précieuses reliques ayant probablement appartenues à l'idole. La femme qui tenait le lieu était aussi d'époque. Je n'ai pas osé rentrer. Etait-elle de la famille, une ancienne amoureuse, simplement une admiratrice...
Mon enfance m'est revenue en mémoire, la douceur de ces après-midis d'été, lorsque mon père bricolait et que ma mère préparait des confitures. La confiture de prunes frémissait dans une grande bassine de cuivre. Nous nous battions pour récupérer la mousse, guettant, cuillère à la main, l'écume parfumée et sucrée.
Le soleil caresse la feuille, agrandit l'ombre du stylo, j'écris toujours et encore, le présent éclaire le passé pour un livre qui ne verra peut-être jamais le jour. Dans moins d'un mois, j'aurai quarante et un ans, la moitié du chemin. Pourrait-on continuer à vivre si l'on connaissait la date et l'heure exacte de sa mort ? Lorsque la nuit tombe et ravive les doutes, l'angoisse de la mort s'empare parfois de moi, une peur panique, terrible, l'impression que le néant s'ouvre, qu'un immense trou noir va m'engloutir, qu'il n'y aura ni lumière ni parfum ni couleur, plus un bruit, plus rien et ce rien n'est même pas imaginable. Je pense à tout ce que je n'ai pas fait, mon pouls s'accélère et je me dis que je vais mourir là, maintenant, seul dans cette chambre anonyme, à l'autre bout de la France, loin de celle que j'aime, sans avoir eu le temps de faire un enfant, de vivre vraiment, je parle de cette vie simple, harmonieuse dont je rêvais enfant, la beauté de la banalité. Peut-être me serais-je ennuyé sans même le savoir, mais avec élégance. Si ma vie ne se résumait qu'à quelques chiffres : quarante et un ans, deux cent cinquante expositions, cinquante livres illustrés, un disque, une vidéo, des milliers de regards croisés, sept cents articles, quelques maisons. Tout me semble alors illusoire, abstrait, ce long chemin parcouru pour me retrouver ici, à Château-Thierry, Porte Saint Pierre, noyé de silence.
Métro Châtelet, ce 15 février 1987, je m'engouffre sous terre, maîtrisant mal ma claustrophobie, mêlé à la foule des travailleurs, direction Clignancourt. Barbès, je quitte le métro, porté par la foule bigarrée, passe devant le magasin Tati. Turques, Noirs, Arabes et Français vendent des montres, des autoradios et quelques Lacoste de contrefaçon, se partageant un bout de trottoir. Sex-shops, bars à putes, bars à travelos, toute l'imagerie de Lautrec s'étale, intemporelle et colorée. J'arrive enfin rue des Martyrs, en contre-bas de Montmartre. Une photo de Doisneau. J'imagine Prévert sortir d'un café. Il y a quelques années, j'aurais pu le croiser, j'arrive trop tard. Reste Michou, son cabaret. Dans quelques semaines, je logerai rue Rodier, dans l'appartement de l'architecte. En attendant que débute son chantier à Grenoble et que se libèrent les lieux, je loue une chambre 25 rue des Martyrs. Je sonne, le silence résonne. Soudain, l'angoisse m'étreint, si ce n'était pas la bonne adresse?
Couleurs d'Eté
Livre d'art, 100 poèmes illustrés par 100 pastels couleurs
L'incertitude des paysages
Dans le vent qui chemine, les larmes ourlées d'amour s'écartent doucement des rideaux de l'attente lorsqu'une femme espère.
Elle peuplait ses nuits d'été ensoleillées et d'un geste très lent dessinait sur la vitre deux lettres enlacées.
Elle attendait le soir face à l'incertitude des paysages paisibles et murmurait parfois un prénom inaudible.
Ces façades austères
Hier, demain, toujours, que ma peine est lente, comme ces façades austères échappées de la guerre pour se figer ici.
La plus douce des lumières ne pourra m'écarter de la mélancolie, le brouillard m'envahit.
Jusqu'à l'infini
Une maison, un arbre, la lumière en rizière échappée du futur, des montagnes sans âge.
Sur les roches, le vent jetait l'écume blanche de nos amours fugaces.
Sur les chemins propices aux rencontres gracieuses, les amours s'inventaient, suspendus dans l'espace comme l'ambre et le musc.
Aujourd'hui, c'est hier, ton souvenir en moi brille jusqu'à l'infini.
A l'ombre des saisons
Le canal de Digoin, une sonate de Bach, lorsque le temps s'étire, nourri de sa nécessité. Il faut aimer pour vivre.
Plus loin, une péniche sommeille, quelle romance abrite-t-elle dans la lenteur fluviale?
L'avenir se courronne de tendresse nouvelle à l'ombre des saisons. Tu vivais dans l'oubli de nos métamorphoses, comme l'écho qui roule jusqu'à la fin du jour.
Nos âmes simplifiées
J'écrirai jusqu'à l'oubli des paysages, à droite du bosquet, à gauche des moissons, dans ce ciel blanc qui nous entraînera dans la course des nuages.
Le regard anonyme de nos pensées promènera le chagrin de nos âmes simplifiées aux frontières du bonheur, juste un après-midi.
Un frisson peut-être nous amènera à la vie comme l'évidence horizontale.
Faut-il partir ?
Etrange, la lumière sculpte d'autres réalités.
Survivre dans la douceur jusqu'à l'ivresse, à l'écoute, à l'affût et jamais rassasié.
La terre est si vaste et les fleurs si nombreuses. Faut-il partir pour retrouver la vie?
Modulée par le rêve
Des barques de pêcheurs amarrées pour toujours dans le silence épais du calme retrouvé, lorsque tombe le soir sur notre solitude, le paysage délivré de violence se rassure de lui-même.
Modulée par les rêves, notre mémoire attend l'amour.
A la fin de l'été
Bientôt l'orage, cette distance qui nous sépare de notre jeunesse légère.
Bientôt l'orage, l'inquiétude sournoise et séculaire, lorsque la pluie ralentit le plein emploi de la vie.
Bientôt l'orage après la séduction et la douceur des premières nuits, le miroir ramène toujours la vérité, à la fin de l'été.
Une autre histoire
En Auvergne ou ailleurs, échappées de l'enfance, les maisons anonymes s'érigent, rassurantes, à l'ombre des peupliers réinventés.
La lumière en elle-même engloutit pour toujours l'espérance d'un reflet sur les chemins humides annoncés par l'hiver.
L'apaisement des sanglots, jusqu'aux lisières intimes, raconte une autre histoire.
Marcher
Je marche dans ce désert barré de collines mauves et ocres. L'azur est à réinventer.
Notre valse
Au-delà de l'enfance qui sifflait dans mes mains, le ciel était orangé comme nos belles années acidulées de joie.
Les paysages pour moi ont gardé leur éclat.
C'est le charme qui nous lie à l'espoir, l'oubli des solitudes côtoie l'intimité comme un songe avancé.
Le soleil essentiel réchauffe notre valse, c'est un rêve possible, l'avenir, le passé, mais toujours en été.
La mémoire et le geste
Livre d'art, interview, illustrée par 70 pastels
- La peinture s'inscrit-elle pour vous dans un itinéraire, une quète ?
J.M. : Ayant commencé à peindre dès l'âge de sept ans, c'était inévitablement un itinéraire. La peinture étant mon moyen d'expression depuis l'âge de sept ans, c'est intimement un itinéraire, et inévitableament une quête, parce que c'est la première reconnaissance sociale que j'ai eue. J'étais un cancre à l'école, je n'étais pas reconnu scolairement, et ma première reconnaissance a été à travers la peinture par mes parents, mes amis et ensuite par une partie du public. Les enfants et les adultes cherchent à s'intéger à la société. Dans mon cas, l'intégration sociale s'est faite par la peinture donc j'ai continué à peindre.
- L'acte de peindre est-il un acte religieux au sens étymologique du terme de relier ( religare ) ?
J.M. : Bien sûr, puisque c'est se relier aux autres à travers un langage originel. D'autre part, historiquement, les arts et la peinture en particulier, ont très longtemps été associés à la religion ou au pouvoir religieux puisque le principal commanditaire était l'Eglise. Forcément la peinture a une dimension mystique ou religieuse. D'ailleurs, lorsque des personnes entrent dans une galerie, instinctivement, elles parlent à voix basse comme lorsque l'on rentre dans un lieu de culte. Il y a toujours cette sacralisation de l'art sinon de la peinture en tout cas. La musique étant plus diffusée, il en va différemment mais, la peinture a maintenu sa dimension sacrée et mystique.
- Donc la peinture détient toujours le pouvoir temporel en ce sens qu'elle est intemporelle ?
J.M. : La peinture n'est pas toujours intemporelle. Il y a des grands peintres qui ont volontairement fait une peinture temporelle, une peinture qui date une époque comme Fernand Léger avec son travail sur les temps modernes. Il a fait une peinture qui est représentative de la sensibilité de son époque donc elle n'est pas intemporelle. Elle reste comme le témoignage d'une époque précise.
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Les artistes
- L'instinct est-il important pour un artiste ?
J.M. : C'est, je crois, ce qui différencie les artistes, l'instinct préservé ou retrouvé, cette quête de l'originel. On passe sa vie à chercher, à se rapprocher de cet instinct, propre à l'enfance. Picasso, lui, a réussi à retrouver le génie de l'enfance, mais c'est rare.
- Qu'en est-il de la poésie ?
J.M. : La poésie est très proche de la peinture et de la musique. Ce sont des expressions parallèles.
- Et la musique ?
J.M. : Je travaille toujours en musique, beaucoup de classique, Bach, Mozart qui sont, à mon avis, deux charnières essentielles. J'aime aussi Monteverdi, Berlioz, même s'il est plus grandiloquent. J'écoute beaucoup de chansons françaises : Ferré, Brel, Ferra, Brassens, Moustaki, Aufray, Barbara, Lavilliers. En ce moment, je peins en écoutant django Reinhardt et Grapelly. La musique influence ma peinture, modifie le rythme, impose une cadence, suggère un climat.
- La musique et la peinture entretiennent-elles des relations intimes ?
J.M. : Je pense que oui. Les poètes et les musiciens travaillent parfois directement sur la peinture. Boulez a travaillé sur la peinture de façon plus mathématique, consacrant, une étude très fouillée sur l'oeuvre de Kandinsky, et plus récemment sur Klee, établissant des rapports entre notes et couleurs.
- S'agit-il de relations transversales ?
J.M. : Oui. Le père de Klee était musicien, il y a de nombreuses références musicales dans son travail. Ce qui explique peut-être l'intêret particulier de Boulez pour cette oeuvre. Ce sont des équivalences, Klee avait même traduit graphiquement une partition de Bach. Olivier Messian a également trouvé des correspondances entre les sons et les couleurs. En poésie, on cite toujours Rimbaud et Beaudelaire qui se sont intéressés à la peinture, mais il y en a eu beaucoup d'autres. Apollinaire, Aragon et surtout René Char qui a réalisé, à mon avis, le travail le plus troublant, ne cherchant pas à s'expliquer ou à décrire, mais plaçant simplement en parallèle des émotions avec une grande justesse, une pudeur et une vérité sensible, bouleversante. L'influence musicale sur le travail du peintre, c'est aussi l'influence de l'instant, du hasard, c'est un complément d'inspiration que l'on choisit pour des raisons souvent intimes, des raisons d'humeur. La musique m'accompagne, mais tout m'influence, une pub à la télévision, un film, un objet, une situation, un regard, une rencontre, un mot, alors se produit une sorte d'excitation, presque sexuelle, le désir impérieux et immédiat de peindre, pérenniser une idée, ou plutôt une sensation, fixer sur la toile ou le papier. Gainsbourg avait déclaré qu'il considérait la peinture comme un art majeur et la chanson comme un art mineur. C'était, je pense, de la fausse modestie. Gainsbourg était un génie, poète, musicien et homme de média, d'une intelligence incroyable. il ne considérait sûrment pas son travail comme mineur. On ne consacre pas sa vie à quelque chose de mineur.
- Pensez-vous que les artistes soient réellement novateurs ?
J.M. : Rarement, excepté quelques génies. Le réalisme se construit à partir d'un double rapport à la réalité d'une part et au fictif, d'autre part. L'art relève le défit que lui lance le monde concret, en développant son inventivité aux frontières de l'innovation, toujours aux frontières car personne n'invente rien, on réinvente en détournant, en adaptant le passé. Picasso était un artiste réaliste, avec ses multi-facettes, il a suscité le pouvoir de l'éveil de la conscience visuelle, arrachant l'objet à son anonymat, hissant un objet banal à hauteur d'art. Je ne suis pas sensible à la peinture abstraite car elle est déshumanisée, plaquant sous silence la trace humaine. Aragon disait : " L'académie revient souvent déguisée en avant-garde, à quand le prix de Rome du néant ? ". Picasso et Cézanne étaient novateurs, ce sont des peintres charnières.
- Aujourd'hui, les peintres sont considérés comme des intellectuels. Comment vous considérez-vous ?
J.M. : Surtout pas comme un intellectuel, mais comme un bricoleur, un peintre qui essaie de vivre de son travail, un peu naïf, un peu rusé. L'époque actuelle pratique le culte des intellectuels, paradoxalement, il en reste peu. On comprend le peu d'estime dans laquelle la peinture est tenue, reléguée au rang d'art, décalé, obsolète. Nous vivons l'époque du discours, et le discours a précisément été inventé par l'homme pour combler le vide. A force de chercher à paraître systématiquement intelligent à travers des discours hermétiques, on finit par devenir con, on oublie l'essentiel, l'émotion et la sensibilité.
L'autre rive
Livre d'art, poèmes illustrés par 90 pastels monochromes
Il est déjà demain
Derrière la nudité des fenêtres en hiver, l'ivresse des parfums jusqu'à l'oubli de soi, quand la joie nous rassure sur la valse des rencontres, de chimères en frissons, quelque part l'abandon et tant de souvenirs. Au moment de partir, lorsqu'une main se tend, on est déjà demain.
Perdu dans ton visage
Dans la nuit gouvernée par d'étranges désirs, je me tourne vers toi. Tu maquilles ton sommeil d'un sourire merveilleux. M'autoriseras-tu à percer ton mystère ? Je voyagerai enfin, perdu dans ton visage, comme on rêve en riant sur une plage en automne.
Vers mes incertitudes
Recleur de mes contradictions, j'avance lentement vers mes incertitudes, à perte de mémoire. Je scrute l'horizon, paysage dénudé, la lumière s'absente, mais ce n'est pas la nuit, juste l'opacité d'une soirée d'hiver et l'oubli d'une vie.
La vie, enfin
Je t'attendais dans un fragment de lumière, à la rencontre de mon destin. Tu es venue jusqu'à ma bouche, jusqu'à la mémoire rertouvée, dans la chaleur d'une musique, dans le parfum de chaque geste, les yeux maquillés de bonheur. La joie explose dans ma tête, la vie enfin s'est mise en marche dans l'énergie de la confiance, balisée de désirs communs.
La plage de Deauville
Tu regardais le ciel, les nuages descendre, j'écoutais, cette nuit sur la plage de Deauville, des amants langoureux ou peut-être amoureux, protégés par leur ombre, très loin des pensées sombres. Sous la lune, une mer sans écume sur l'eau dansait à peine, ricochaient cailloux plats, tu riais aux éclats. Les amants, c'était nous, la nuit nous protégeait, nous ne le savions pas.
L'autre rive
Ne jamais se quitter, ne pas trop se parler, souvent se regarder et chaque nuit s'aimer. Les bords de nos chemins, herbus et silencieux, couraient vers l'autre rive où l'eau était si claire. Je t'ai trouvé si belle, de profil ce matin, l'image est restée là dans ma mémoire émue, comme le soleil levant, balayé par le vent. Un sentiment d'ivresse mêlé de plénitude, lorsque nos ombres humaines glissaient très lentement loin du doute, vers l'amour, ce sentiment nouveau.
Sur la place déserte
L'absence des désirs embarque à la dérive au milieu des vivants. Une chanson monotone s'échappe timidement d'un manège rouillé. Sur la place désertée, des images se blottissent si près de notre enfance, tout est dans le regard, nous le savions déjà, nous le saurons toujours. Un matin à Paris, loin des guerres de Bosnie, après de longues nuits à chercher l'infini, nous écoutions enfin l'avenir sans idée parler des lendemains. Ton cafard nauséeux, la force des mensonges articule nos bouches d'une autre vérité. L'envie de faire l'amour près de ce marrionnier, mêler nos dix-huit ans, cet âge imaginé, l'orgueil de nos espoirs maquillés pour la frime par les désillusions. Il suffit de se taire, le bonheur n'est pas loin, nous le savons possible au détour des caresses, un geste, un souffle, au bout de nos silences ponctués de sourires.
Nos instants protégés
De si loin, l'embrassement des lèvres vers la main, ce geste répété, quand nos instants protégent d'éphémères pensées. Les croyances naïves que la morale révèle, la morale des autres, comme un acte social collé à nos réflexes.
A deux pas du désir, cette illusion complice d'un rythme mécanique nuance l'inéluctable cri de notre plaisir. Le mensonge est alors l'essence de l'amour, l'architecture subtile des sentiments complexes de nos vies ordinaires.
L'écho de son histoire
Le vertige d'une rencontre, cet amour nous concerne, nous en parlons sans cesse et chacun entrevoit l'écho de son histoire. Il ne s'est rien passé, ou si peu, tout reste à dire, drapés d'un lourd passé, avons-nous trop parlé ? Prisonnier du plaisir ou d'une autre esthétique, le doute est resté là, soudé à nos errances.
Questions
La vie se décline en images, je feuillette l'album de mes souvenirs, soutenu par les questions de ton regard, ce dimanche de décembre près de la chaminée, dehors, il neige.
Quai de gare
La beauté s'échappe des gestes de l'amour et se couche dans un lit de tendresse, elle bâtit sa rencontre entre le désir et l'attente, lorsque l'on sublime l'acte final à l'écart du mal, nous cultivons d'autres ivresses. Celui qui invente découvre. Sous le masque, toute la vérité amoureuse exulte le jour des retrouvailles, l'ombre d'un quai de gare, cet instant qui est le nôtre.
La fabrique à souvenirs
26 nouvelles autobiographiques illustrées par 33 photos personnelles
Le temps des cerises
Le printemps est là, de nuit, de jour, invisible, lisible, par-delà les couleurs, les fleurs, l'idée du printemps nous envahit, l'air est tiède, sucré.
Sans le savoir, nous sommes guidés par les mêmes paysages, les mêmes lumières, les mêmes sensations, et c'est parfois ce qui donne l'illusion d'être proches.
L'été n'est plus très loin, pourtant, à tout moment, l'insolence du vent, l'ombre d'un nuage, peuvent nous ramener en hiver.
Je porte un chapeau rouge, des fleurs blanches et jaunes parsèment l'herbe rase.
La terre, à peine humide, se parfume.
Un paysage de Monet, non, de Bonnard plutôt, instants volés sur l'échiquier du bonheur : Beynost.
Le monde mouvant, fluide comme une toile impressionniste, imprécis comme des souvenirs, semble obéir à quelques injonctions joyeuses avant de se dissoudre sous la mélancolie des pluies d'été.
Le fin de l'été génère la peur de l'hiver, alors on regarde les rayons faiblir un peu plus chaque jour, une nostalgie légère, ombreuse, préserve la grâce de ces moments choisis pour subtilement les transformer en souvenirs.
Perché sur une échelle, je dévore des cerises par poignées, recrachant les noyaux en direction du soleil.
Les cerisiers sont au fond du jardin, un chemin gravillonné mène à la maison, la maison aux volets bleux.
Je note tout, chaque forme, chaque nuance, chaque objet, chaque geste, avec la minutie d'un collectionneur ; mais à force de scruter, on oublie de voir, l'oeil ne glisse plus : il s'accroche, mémorise.
Le temps est notre allié, s'il s'interpose entre le présent et nous, c'est pour nous aider à comprendre la lumière des lendemains.
J'ai huit ans, ma mère chante en étendant le linge. Les cloches sonnent, midi, elle n'a pas vu passer les heures, court jusqu'au potager ramasser des tomates. La mémoire est incertaine, les tomates, c'est plus tard, après les grandes vacances, en août.
Mon père prend toujours ses vacances début juillet, par politesse peut-être, pour éviter la foule du bord de mer, misanthropie.
Nous partons chaque été en Bretagne, camping semi-sauvage, près du Cap Fréhel. Un vieil homme voûté, lacéré de rides, héroïque, écharpé par mille aventures, raconte le soir sur la grande plage, en retrait des feux joyeux.
Au loin sonne un accord de guitare, une mouette crie, il se tait, scrute l'horizon, puis replonge dans le surnaturel de ces histoires où des mangeurs d'opium croisent des marins ivres.
Nous sommes une dizaine à l'écouter réinventer sa vie chaque soir, à frémir, rire, sans jamais s'étonner des variantes. Le mensonge courtise l'indulgence, demain n'est plus demain, l'aube avoue notre inconstance, grâce au vieil homme, le cercle des laborieux oublie les habitudes et le sommeil.
Les années 70 se colorent d'insouciance : retour aux sources, Nature et Progrès, la Hulotte, René Dumont et son pull-over rouge, Brice Lalonde sur son vélo.
Les radios distillent la philosophie de Moustaki, nous rêvons le temps de vivre. Sabot noir, veste en mouton, fleur orange sur papier brun, c'est le règne du kitsch.
Dans les vapeurs d'encens, l'imagination prend le pouvoir, candeur tragique pour récit de jouissance.
L'amour s'unit à l'amour, comme un miroir menteur et de l'espoir naît l'épreuve.
Noël
Il pleut sur Paris. Le zinc des toitures s'habille d'un nouvel éclat ; cette brillance éphémère révèle un gris plus bleuté, ce gris particulier entre joie et mélancolie, cette couleur que l'on trouve à l'orée de l'hiver, là-bas, sur le plateau de Beynost, près des Dombes, paysages de mon enfance.
J'ai neuf ans. Tout le monde crie ; les mots se bousculent, s'annulent, s'entrechoquent, les idées s'envolent, je m'affole, on ne m'entend pas, je bégaie, mon frère rit, à l'école, les autres se moquent.
Au fond de mes poches trouées d'angoisse, je serre les poings, retiens mes larmes, puis lentement, tout doucement, l'absence m'envahit, ce sentiment que l'on prend parfois pour une rêverie douce-amère, ce sentiment venu d'ailleurs.
J'attends, je sais que le temps toujours emporte les blessures.
Il faut être attentif, écouter les enfants avant que leurs différences ne les emportent sur d'autres rives, ces rives d'où l'on revient meurtri.
Demain, c'est Noël, je cherche, palpe, devine, imagine le contenu de chaque paquet d'après sa forme, son poids.
En classe, nous préparons le spectacle de fin d'année. Je dessine les programmes ; deux feuilles pliées, reliées par un bout de laine verte.
Salle des fêtes, le sapin est immense, habillé de guirlandes et de boules bicolores, féérie surannée. Dans l'entrée, un immense panier de papillotes, dix pour chaque enfant, toutes ont le même parfum, j'aime leurs couleurs, rose pâle, vert amande, crème.
Chaque classe donne un spectacle, chorégraphie facile, chanson naïve. Les parents heureux, fiers, émus, simplement polis, applaudissent la chanson de Mariano.
Ma grand-mère m'a offert une toupie de bois jaune. Je la fais tourner sur la table, elle tombe, les images reviennent en désordre, comme dans un film surréaliste, association d'idées de couleurs, toujours la couleur.
La pluie a cessé ; dimanche passé, j'ai réveillonné chez mes parents, c'était Noël et c'était triste, comme beaucoup de fêtes. Mon père avait accroché des guirlandes autour de la crèche comme si nous étions encore enfants.
Sans le savoir, on se raccroche avec ferveur au passé mais le temps rit avec ironie. L'ironie reste peut-être le constat exact de la réalité.
Je me retrouve en pyjama en classe, tout le monde se moque de moi, penché sur mon bureau de bois blond, j'écoute. L'institutrice rit aussi. Je rougis, baisse la tête, la fenêtre entrouverte m'appelle, un énorme chien aux poils hérissés, au grognement sourd, surgit. Les élèves pleurent, hurlent, l'institutrice monte sur son bureau. Les enfants n'osent plus bouger, le chien féroce s'apporche de moi, je n'ai pas peur, il me sourit, les chiens sourient aussi, mais avec les yeux. Je le caresse et nous sortons, laissant la porte grande ouverte derrière nous.
Au loin monte une clameur de stupeur, dehors, il fait très beau, je cours à travers champs, bute sur une branche et me réveille. Je suis couché, il est huit heures, ma mère m'appelle, une odeur de croissand chaud et de café monte de la cuisine.
Je vais à l'école, mais aucun chien jamais ne viendra me délivrer des autres. J'ai dans ma musette jaune mon goûter de dix heures, une barre de chocolat aux noisettes, une brioche maison.
Je suis bien, c'est le printemps ; tout recommence, tout refleurit. Je chante, siffle, cours dans le petit chemin, le chemin du puits. Serge m'a dit qu'il y avait un trésor au fond du puits, qu'une vieille femme avait jeté son or et l'argent de l'assurance après avoir assassiné son mari en pissant dans une bouteille de vin blanc.
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